Photographie, Art et vidéo
Alberto Castillo
Le style documentaire
À priori, les formes stéréotypées que les rituels domestiques produisent au travers de la photographie et de ses formes répétitives abolissent la singularité et l'objectivité. On assiste à l'effondrement de la différence et la vie ne serait représentée que comme le simulacre de la vie elle même. Méfions nous des à priori, la question à soulever ici sera plutôt ; Peut la photographie de famille, le portrait scolaire, le reportage du mariage devenir une œuvre d’art ?
Dans le chapitre « Photographie et simulacre » du livre : Le photographique de Rosalind Krauss il est question des relations qu'entretiennent photographie et discours critique; opposant vision artistique, à innocence et autonomie de l'image.
Rosalind Krauss cite Pierre Bourdieu qui qualifie « d'art moyen » cette photographie à mi-chemin entre l'art populaire et l'art noble, « d'art moyen », car se référant à la classe moyenne qui les produit. Ici, on ne juge pas la photographie par ses valeurs esthétiques mais par l'identité de son sujet; car lues de façon générique, classées par types: paysage, photographies de mariage, portraits. Selon Rosalind Krauss, « si l'on croit Bourdieu, il est dans la nature de ce types [de photographie] d’être gouvernés par les contraintes strictes du stéréotype » illustrant et projetant les signes d'unité et d'intégration. C'est-à-dire qu'elle relève plus du rituel domestique que de la pratique artistique, Réduite à sa forme stéréotypée, la photographie semble limitée, répétitive où toute contingence est bannie. Dans ce contexte les images se ressemblent toutes comme une seule image. Abolissant singularité et objectivité, l'originale ne se différencie pas de la copie. On assiste à un effondrement de la différence, on pénètre dans le monde du simulacre.
Pourtant. Dans l’histoire des arts les exemples sont multiples où des artistes ont intégré le rite photographique, sa fonction social, au cœur de leur démarche artistique. Comme lire l’immense œuvre de Henri Lartigue et celle de Marti Chambi Comme celle d’un artiste ? amateur éclairé ? D’un prestataire de service ?
Peut -t- on considérer la photographie en tant qu’objet fonctionnel et artistique ?
À cet égard une photographie de 1926 de Martin Chambi, (1891-1973) photographe péruvien, appelée simplement « Le mariage de Julio Gadea » illustre bien l’enjeu.
Il s'agit d'un portrait de groupe, une photographie de mariage ; celui du préfet Gadea de la ville de Cuzco au Pérou.
Il est clair que le préfet s'identifie à la classe dominante dont il fait partie et que cette image aux contrastes bien définis entre les parties claires et obscures des étoffes et costumes à l'occidentale contrastent avec la culture Andine dont le photographe fait partie, et qu'il a largement illustré à travers l'ensemble de son travail.
Ici la culture indigène n'est pas représentée, seule l'est la classe blanche dominante avec ses toilettes à l'européenne ses chapeaux haute-forme, ses gants et souliers impeccables. Leur agencement suggère une procession. Derrière les mariés, au premier plan, on distingue un long voile. Les demoiselles d'honneur, puis le reste de la famille se perdent dans une riche gamme des tons gris provoqués par une source de lumière frontale éclairant une pièce sombre. Dans la pose du préfet, un subtil pas en avant suggère un départ, un arrêt. Son bras ganté, derrière le bouquet de fleurs, offre un appui à sa dame et semble déclencher le mouvement, Mouvement contredit par la stabilité de la pose du groupe, conférant à l'image cette idée de mouvement et de stabilité en même temps. Cet aspect m’intéresse particulièrement, aussi bien dans les micros gestes des modèle du photographe Jeff Wall (« Mimic » photographie, 1981) que dans les images de Charles Nègre (1820-1880) ou les gestes sont mis en scène afin de représenter l'instant où la figure humaine semble surprise dans un élan, un mouvement, pourtant posé, réfléchi, figé par avance.
Il s'agit bien d'une mise en scène dans laquelle le préfet expose, un événement crucial de sa vie, Avec son épouse, le document photographique atteste leur appartenance à une classe sociale à un type de population, de culture, dans laquelle ils se reconnaissent,. C'est cette mise en scène de circonstance dans laquelle le préfet en tant qu'acteur, joue sa propre vie, que Martin Chambi enregistre de façon sensible et neutre.
Une des fonctions principales de mon travail est de contribuer à la construction d'une mémoire visuelle individuelle, construire des récits.
La figure de photographe auteur va être à l'origine d'une réflexion sur son action dans le champ social. Ses rapports avec les êtres et les choses déterminent alors ses modes de production, son discours. Il s'agit de considérer la photographie en tant qu'objet utile, fonctionnel, en tant qu'objet de connaissance, objet d'art. Mon travail souligne des rapports entre ces catégories.
Certains projets sont nés de ces rapports. Ils visent avant tout à consigner par l'image la figure humaine, ses gestes quotidiens, ses rituels, ce qui est emblématique d'une situation donnée. il s'agit de petits événements du quotidien, instants de repos, célébrations domestiques donnant lieux à une série de scènes et portraits réalisées dans la région de la Loire Atlantique et du Yucatán, avec des personnes ordinaires, où je souligne notre capacité à se mettre en scène par le rite photographique.
Ma démarche artistique n'est pas fondée sur l'acuité du visible, ni dans la monumentalité du banal, elle n’opère pas d'indexation du réel et de ses signes de civilisation. (Les Becher, Gursky )
Ce travail ne s’inscrit pas dans le reportage social, il ne revendique aucun discours sur l’état du monde et il me semble dépourvu de pathos ou de regard parodique sur la société.
Ces série d'images s'appuie sur la spécificité du médium à traduire plastiquement une situation du réel susceptible de contenir informations, gestes, récits et poésie.
J'accorde au document photographique une valeur esthétique et pas seulement une utilité conceptuelle. C'est plutôt dans la lignée de photographes tels William Eggleston, Nick Waplington que je situe ce travail impliquant beauté formelle et implication raisonnée de l'artiste. Je cherche à révéler la mise en scène d'un monde pris au quotidien.
Le but de ces séries est de condenser dans chaque image, dans un instant, non pas mon action comme décisive à la façon de Cartier-Bresson ou à l’opposé, scénarisée, dirigée, comme Jeff Wall mais d'enregistrer les variations d'un groupe de personnes à un autre, d'un contexte de travail à un autre, de présenter ces variations comme des formes d'expression singulières, de souligner ces rapports dans des contextes similaires de représentations sociales, d’intégrer leur spécificité dans l’œuvre à travers la nature des documents. Enfin, de souligner par un arrêt sur image la spécificité du médium photographique : celle de fixer le temps, d'affirmer un point de vue.
Pour l'historien d'art Jean- François Chevrier c’est à travers le concept de la forme tableau, ainsi que dans la légitimation du document photographique en tant qu’œuvre d’art qui est en jeu.
Son autonomie tient du traitement du sujet, de la singularité des démarches et des auteurs, de sa confrontation avec le spectateur dans son espace d'exposition. Chevrier accorde au document photographique une valeur esthétique et pas seulement une utilité conceptuelle.
Il était également commissaire des expositions : « une autre objectivité », Paris 1989 et « passages à l'image », 1990-1992, expositions qui aspirent précisément à présenter une autre objectivité photographique fondée sur la construction formelle des images et établissant un lien avec la peinture moderne. Cette relecture du modernisme, s'opposait à une photographie post-moderne fondée sur la déconstruction des valeurs artistiques: l'originalité de l’œuvre d'art, critique de la norme et de la beauté, critique en somme des valeurs du modernisme.
Chevrier présente des artistes comme Suzanna Lafont, Thomas Struth ou Jeff Wall. C'est avec ce dernier qu'il publie une série d'entretiens dans le livre(Jeff Wall. essaies et entretiens, 1984-2001 )
À certains égards, mon travail sur la figure humaine prend appui sur l’œuvre de Jeff Wall pour référence à propos de la représentation du corps et du geste à travers l'histoire de la peinture.
Dans son texte gestus, paru dans Jeff Wall, essaies et entretiens, édité par J.F.Chevrier, il souligne que les corps et les gestes sont représentés à travers l'histoire de l'art comme emblématiques et que le geste l'est comme un signe conventionnalisé.
La période baroque souligne ces gestes, les dramatise, l'art moderne les diminue, les condense, les mécanise. À travers la figuration de ces gestes, l'histoire de l'art renvoie aux conditions socio-économiques de chaque époque ; dans l'art moderne c'est notre technologie, notre aliénation à une société mécanisée qui est suggérée dans la représentation par des mouvements moins d'envergure et de volupté que dans l'art baroque, mais leur petitesse est due aussi, selon Wall à notre capacité à grossir les images. Les gestes contractés, violents, compulsifs se prêtent bien à l’enregistrement photographique, agrandis par la reproduction, ils deviennent expressifs et permettent de dévoiler l’état d'une société.
Les personnes que je photographie célèbrent des naissances, des rites de passage ; de l'enfance à l’adolescence, de la vie adulte à la vie en société.
Il s'agit de projets photographiques développés avec des associations, établissements scolaires et particuliers.
Je conçois ces images comme des documents attestant d'une fonction et l’expérience photographique comme un processus esthétique.
Ce que je distingue, dans les rites domestiques, dont l'acte photographique fait partie, c'est, qu'ils soulignent une relation étroite entre sphère privé et publique. L'aménagement de l'espace, l'apparat de représentation sociale désigne un accomplissement personnel, un rite de passage marquant le changement de statut social ou sexuel d'un individu.
La symbologie des couleurs, les codes vestimentaires, la place que chacun occupe dans l'espace, l'espace lui-même, indiquent un caractère intime comme origine. Ainsi la robe blanche de la mariée désigne symboliquement son statut sexuel.
Les subtils liens de parenté sont mis en évidence par les placements à table. Exposée ponctuellement socialement, la sphère privée s'affirme dans le collectif avec ses propres codes de représentation.
Une partie de mon travail exploite l'idée que l’œuvre se constitue par une nécessité fonctionnelle; celle-ci est liée à la mémoire; mes photos sont souvent des documents familiaux ou le transitoire est enregistré. Le caractère festif et transitoire de l’événement que je photographie produit des scènes où le quotidien se transforme en représentation sociale, mais également en célébration de la vie.
Le propre de la célébration est qu'elle est expressive ; gestes et sentiments sont exacerbés, visuellement rehaussés dans des costumes et maquillages de circonstance dans des lieux rendus colorés pour l'occasion. L'enregistrement photographique révèle un certain goût pour l'apparence, une volonté de transformer le quotidien, de voir les choses autrement ; embellies, masquées, rehaussées.
Le processus photographique permet de définir ma place d'observateur, d'identifier ma démarche comme artistique, d'établir un lien entre l'art et la vie à travers un travail sur l'image en tant qu'objet plastique dont j'exploite la capacité à transcender, travestir, révéler le réel, à composer avec lui, à sublimer le quotidien, la culture populaire, les gestes communs de la vie : naître, se répandre, mourir, être et paraître, comme la condition de toute existence.
Dans le texte de Baudelaire : « Peintre de la vie moderne » le célèbre essai publié en 1863 dans le journal le Figaro qui passe pour acte de naissance de la modernité, Baudelaire y fait l'éloge de l'artificiel, du maquillage , de la parure, comme une volonté de faire transcender le présent, la nature des choses. Baudelaire définit le présent, le transitoire comme valeur esthétique : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. », tout en définissant la modernité dans l'art : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », à travers la figure de l'artiste moderne : « Il a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente, le caractère de ce que le lecteur nous a permis d’appeler la modernité. »
Une partie de mon travail fait référence à ces formes stéréotypées qui se produisent dans des rites sociaux et culturels, qui intègrent la pratique de la photographie pour leur propre représentation. «Tourisme» fait référence à la photographie de vacances, « Les enfants » s'articule autour de la représentation de l'enfance à travers la photographie domestique,« portraits d'élèves » s'inscrit dans les pratiques scolaires intégrant la photographie.
Il s'agit pour moi de montrer qu'il n'existe pas de photographie type mais des modes d’expression et d’écriture visuelle contenant informations et poésie. D'inscrire cet ensemble d'images dans une démarche de création documentaire.
Cependant, si la notion de forme tableau réhabilite la photographie dans son autonomie et renvoie à l'histoire de l'art, il faut admettre qu'aujourd'hui c'est à travers le statut de l'image, son exploitation dans les médias, ses modes de production et diffusion que le réel est interrogé et à travers lui, c'est l'ensemble des activités humaines dont l'image témoigne.
Les rapports ambigus qu'entretient l'image avec le réel constitue un des enjeux à soulever dans la restitution du monde. L'image joue un rôle principale dans la construction et déconstruction de sens, participe à la construction de modèles identitaires conditionne notre culture, notre regard sur le monde.
Dans ces conditions, garder une trace des expériences vécues constitue une réponse aux besoins d'affirmer sa propre existence.